samedi 23 novembre 2024

Quartiers nord

DIMANCHE 20 OCTOBRE 2019·7 MINUTES

Introduction à la rhétorique sémitique

Si vous me lisez régulièrement, vous devez avoir l’habitude de mon style d’écriture. Je ne mets pas l’accent sur les tournures de phrases et sur la beauté de la langue, mais je privilégie clairement la structure du récit afin qu’il serve au mieux l’exposé de mon idée principale. De manière tout à fait classique, c’est la fin du récit qui laisse l’esprit du lecteur ouvert vers la réflexion. Le récit s’articule ainsi autour de points clefs, parfois ordonnés selon une hiérarchie d’importance. Par convention, on nomme cette architecture textuelle, la rhétorique “gréco-romaine”. D’ailleurs, je suis souvent contraint de ne pas respecter l’ordre chronologique des événements afin de produire ces effets.

Il y a de cela quelques années, j’ai découvert le principe de la rhétorique sémitique au travers d’une conférence de Michel Cuypers. Travaillant sur d’autres choses et bien conscient que le sujet s’avérait ardu, j’ai laissé cela de coté pendant un long moment. A présent, je peux aborder le sujet. Bien évidemment, de par mon biais d’analyse des écritures, j’avais déjà ressenti ce principe. Son énoncé clair trouvait donc un écho en moi. Ce n’est que lorsque j’ai réalisé que le déroulé de ma propre histoire obéissait au même principe que j’ai compris qu’il était temps de se lancer véritablement.

La rhétorique sémitique se distingue de la rhétorique classique en ce fait qu’elle est structurée selon des boucles et des effets miroirs. Le récit est donc non-linéaire. L’élément principal ne se situe pas à la fin du texte mais quelque part à l’intérieur. Parfois au milieu, parfois ailleurs, tout du moins un autre milieu. Ce qu’il faut comprendre également, c’est que les éléments textuels sont imbriqués les uns dans les autres: des minis-boucles sont elle-mêmes à l’intérieur de plus grandes. Et ainsi de suite, jusqu’à la dimension du Livre entier. Le but de cet article est donc d’utiliser un épisode de mes voyages pour illustrer le principe.

Au cours de mon voyage dans le sud, dans la perspective d’explorer toutes les situations, je m’étais fixé comme objectif d’aller dans une cité des quartiers nord. Pas franchement rassuré et conscient d’être un peu en décalage et voyant, je décidais de m’y rendre en pleine après-midi au moment le plus chaud de la journée. Ensuite, il me fallut me garer. Ni trop loin, ni trop près. Je remontais tout en haut de la cité sans toutefois y rentrer vraiment et dénichait une place entre deux épaves. Il ne faut pas être trop gourmand, les places sont chères et je ne tenais pas à attirer l’attention en tournant dans les allées. De la même manière, je tachais de trouver mon chemin sans rester les yeux rivés sur mon téléphone. Il me fallait avancer d’un pas assuré sans savoir où j’allais. Dans ce genre de situation, l’heure de la prière approchant, il suffit de repérer les qamis et de suivre les lignes de convergence qui rayonnent dans la cité. A quelques mètres de l’entrée de la mosquée, en plein coeur de la cité, un vieil homme a étalé ses marchandises sur des tréteaux. Il vend tous les produits islamiques habituels. Il ne s’agit pas d’un simple présentoir pour des parfums. Non, il a de tout, comme dans un magasin. Sauf que là, c’est à la sauvette. Et si n’importe où ailleurs, cela serait impossible, dans ce genre de contexte, cela n’a rien d’étonnant. J’engage la conversation avec lui. Il est avenant et sympathique. Je m’intéresse aux qamis. Malheureusement, je ne vois pas trop quoi lui prendre et il ne reste plus beaucoup de temps. Je me dis que je le reverrai en sortant.

La prière se déroule de manière sereine. La chaleur écrasante en cette fin de mois de Ramadhan est propice au calme. Il faut tout de même se rappeler qu’il m’est déjà arrivé d’entendre des tas de choses venant du dehors dans certains endroits. Salam aleykoum. Il est temps de partir. Comme la salle est petite, il faut se faufiler pour se glisser dehors. Alors que je suis sur le point d’atteindre l’entrée, je croise le regard d’un homme encore assis. C’est un homme noir vêtu de blanc. De son visage irradie une lumière étincelante. Il m’adresse un grand sourire et me tend les mains. A ce moment, je comprends enfin la véritable raison de ma présence dans ce lieu. Visiblement ému, je perds quelque peu l’équilibre en me tournant pour tendre la main vers son voisin et ami. Voilà, c’est tout. Nous ne nous dîmes pas un mot. Tout était alors accompli de ce qui devait être. Je reprends donc mon chemin et me voilà dehors. Je cherche le vendeur. C’est à ce moment là que je me retrouve devant deux hommes qui sortaient également de la mosquée. Au lieu de me répondre, ils me toisent. L’un des deux glisse à l’autre, pensant que je ne comprendrais pas et parlant de moi: “Yahoud”. Je reste un instant pétrifié, croyant avoir mal compris. Le bien et le mal s’entremêlent. C’est ainsi. C’est ainsi qu’est l’homme.

Pour repartir, je fais au plus simple: remonter tout en haut de la cité, pour ensuite obliquer à gauche et la longer pour parvenir au coin. Tant de choses s’offrent à mes yeux. Il est primordial de ne pas donner l’air d’analyser les lieux. Surtout à ceux qui portent des cagoules aux bas des immeubles. La dernière fois que j’avais vu des gens cagoulés en plein après-midi, c’était durant les manifs des Gilets jaunes. J’imaginais bien que dans ce contexte, je faisais beaucoup moins couleur local. Je n’avais d’autre choix que de me dire que mon qamis était une sorte de cape de super-héros. Eh oui, une fois quitté cet îlot de spiritualité, on se trouve au milieu d’un océan de violence. Une fois parvenu à l’allée surplombant la cité, je me disais que c’était fini. Tout était devenu beaucoup plus calme. Au  bout de quelques mètres, j’entends une voix qui m’interpelle. Je lève la tête. C’est au premier étage. Une jeune femme. Après m’avoir complimenté, elle me propose de monter la rejoindre. Et ma cape de super-héros, me dis-je, ce n’est pas censé me prémunir de cela? Elle ne la voit donc pas? Je n’ai pas ralenti. Je ne dis pas un mot. Il n’y a rien à dire. Tout cela est si triste. C’est alors qu’une de ses collègues prend la parole. Un peu moins déconnectée, elle lui signifie qu’elle perd son temps. Et si à ce moment là, j’avais encore des doutes sur l’endroit où je me trouvais, ils se sont tous envolés lorsque dans les secondes qui ont suivi, mon regard est tombé sur un groupe d’homme qui semblait faire la queue en bas de l’immeuble. Un sentiment de dégoût m’envahissait. Encore submergé d’émotions, je reprenais possession de mon camion et descendais la pente sans m’attarder. Retour vers des quartiers plus normaux.

Initialement, je comptais rédiger ce texte en plaçant la rencontre avec l’homme de lumière à la fin. Si je ne l’ai pas fait, c’est parce que je n’avais pas trouvé comment procéder de manière habile. Je profite donc de ce contexte d’analyse rhétorique pour exposer le récit selon l’ordre chronologique et ainsi respecter la structure littéraire de “l’Auteur”. J’imagine que vous êtes tout à fait capable d’établir les connexions miroirs entre les éléments. La structure est de type concentrique: A B C/élément central/ C’ B’ A’. Je suis désolé si j’ai omis ou déformé certains détails matériels ou psychologiques qui pourraient enrichir le récit. Il ne s’agit que d’une version selon une interprétation. Dans cette perspective, il convient de considérer tout récit rapporté par des témoins dans ses limites. Cela aidera certains à saisir tout l’enjeu de la critique de la science du hadith.