mardi 3 décembre 2024

Grégoire

Dernières modifications le 26 mars·11 minutes de lecture

Dans l’article précédent j’exposais les interrogations liées à des événements simultanées au moment de la prière. Ne croyez pas que je sois obsédé par établir des liens entre les choses. Le fait est que j’étais conditionné à cela. Il me faut donc raconter un autre épisode du printemps 2019. Mais avant cela, je vais rapporter un autre récit afin de mettre les choses en perspective.

La photo en couverture peut être trouvée sur mon mur. Elle a été prise par un journaliste professionnel et a servi à illustrer un article de l’époque. Il s’agit de la manifestation du 17 février, une sorte de commémoration des 3 mois du mouvement. Dans l’article il est mentionné que nous ne sommes que 1500. En effet, nous étions bien moins nombreux que la veille. Une manifestation beaucoup plus calme, mais qui,  si elle se déroulait dans la période où je rédige,  semblerait réussie. Une simple question de contexte. Comme nous étions dimanche, je me suis dit que cela pouvait être une bonne idée de me rendre juste avant à une messe non loin du départ de la manifestation situé sur les Champs. Selon la distance et les horaires, mon choix se porte sur l’église de Saint Ferdinand des Ternes. Le monument, dans l’angle de la rue, est plutôt intégré à son environnement parisien. L’intérieur, par contre, est très impressionnant. Richement décoré. Le grand volume sous la coupole est lumineux en comparaison avec d’autres grands édifices plus anciens. Premier avis positif: il y a vraiment beaucoup de monde. On sent tout de même que nous sommes dans un quartier riche de Paris. A coté de moi, il y a une dame très fervente qui n’hésite pas à se mettre à genoux pour marquer sa dévotion. Les chants sont entonnés avec vigueur. La grande bourgeoisie parisienne sait se donner un air de respectabilité chrétien. Mais qu’on ne s’y méprenne pas, je ne suis pas naïf, j’étais bien le seul à arborer une pièce de tissu jaune. Gageons que la présence de ce bout de tissu ne passait pas inaperçu. Mais, il ne me semble pas que j’étais venu dans un esprit agressif. Quelque part j’espérais provoquer une réaction positive comme partout où je vais avec cette couleur affichée. Une réaction en vue d’un changement, d’un repentir. Et comme à mon habitude, je ne m’étais pas renseigné sur les textes en amont. J’aime les découvrir au moment de l’office. Ils se révèlent toujours fort à propos. Et ce jour là, je n’allais pas être déçu.

Première lecture:
« Maudit soit l’homme qui met sa foi dans un mortel. Béni soit l’homme qui met sa foi dans le Seigneur » (Jr 17, 5-8)
Psaume (Ps 1, 1-2, 3, 4.6)
Heureux est l’homme qui met sa foi dans le Seigneur.
Voici le texte de l’évangile du jour:
(Lc 6, 17.20-26)
En ce temps-là, Jésus descendit de la montagne avec les Douze et s’arrêta sur un terrain plat. Il y avait là un grand nombre de ses disciples, et une grande multitude de gens
venus de toute la Judée, de Jérusalem, et du littoral de Tyr et de Sidon.

Et Jésus, levant les yeux sur ses disciples, déclara :
« Heureux, vous les pauvres, car le royaume de Dieu est à vous. Heureux, vous qui avez faim maintenant, car vous serez rassasiés. Heureux, vous qui pleurez maintenant, car vous rirez. Heureux êtes-vous quand les hommes vous haïssent et vous excluent, quand ils insultent et rejettent votre nom comme méprisable, à cause du Fils de l’homme. Ce jour-là, réjouissez-vous, tressaillez de joie, car alors votre récompense est grande dans le ciel; c’est ainsi, en effet, que leurs pères traitaient les prophètes.

Mais quel malheur pour vous, les riches, car vous avez votre consolation!
Quel malheur pour vous qui êtes repus maintenant, car vous aurez faim!
Quel malheur pour vous qui riez maintenant, car vous serez dans le deuil et vous pleurerez ! Quel malheur pour vous lorsque tous les hommes disent du bien de vous !
C’est ainsi, en effet, que leurs pères traitaient les faux prophètes. »

En entendant les verset s’égrener, la raison de ma présence en ces lieux en ce jour précis prenait tout son sens. Une grande colère montait en moi. Ne réagissent-ils donc pas? Ne se sentent-ils pas concernés alors que les pauvres crient leur désespoir à quelques rues de là?

Puis vient le temps où tout le monde se met en file pour prendre l’hostie. Etant donné la configuration un peu original du lieu, cela se passe différemment de partout ailleurs. Il faut donc être un habitué pour ne pas faire d’erreur. Même si je fais tout mon possible pour n’en rien paraître, je ne me suis toujours pas calmé intérieurement. Considérant l’hypocrisie régnante, je décide de lever le camp. Foulard jaune bien en vue, je traverse l’église sous les regards des gens. Ai-je bien fait? Est-ce que tout cela ne traduit pas au fond en moi ma propre hypocrisie? Peut-être. Toujours est-il qu’il me semblait que ma place était plutôt parmi les jaunes que parmi ceux de cette assemblée. D’ailleurs, il est clair que je ne devais pas cadrer puisque l’un de ceux qui faisaient la manche, un habitué des lieux à sa manière, me demandait si moi aussi je venais mendier. Il posait cette question avec sympathie et avec un air jovial. Décidément, me disais-je, ici même les pauvres sont riches.

17 février 2019

Retour une semaine en arrière, samedi 9 février, acte XIII. Me voilà vers l’avant du cortège lorsque celui-ci s’immobilise devant l’assemblée nationale. Inévitablement la tension monte très vite. J’ai du mal à comprendre la raison de notre arrêt en ce lieu. Surtout lorsque l’on considère la densité de la foule qui a été considérablement compressée. Il est bientôt 13h et je suis à quelques mètres de l’extrémité gauche de la palissade provisoire de l’assemblée. Je décide donc de me trouver un coin plus tranquille pour effectuer ma prière. Considérant quelques véhicules garés sur le trottoir en bordure des quais, je me dirige vers eux en fendant la foule compacte. Je parviens enfin à ma destination. Je me faufile entre deux véhicules et j’avise le muret qui surplombe les quais pour grimper dessus. Après avoir observé le soleil, je me place dans la direction de la qibla. Me voilà prêt à prier. Le couple qui discutait à coté vient de bouger. Me voilà tranquille, un peu à l’écart puisque le cordon de fin de cortège est quelques mètres plus loin sur ma droite. C’est alors qu’un fort bruit d’explosion retentit. J’apprendrai plus tard qu’un jeune homme a eu la main arrachée. Il y a un mouvement de foule. Malgré le chaos, il est l’heure. Concentration. C’est au moment où je débute ma prière que je vois un homme en soutane s’approcher de moi. Il est en discussion avec une femme et a été contraint de se déplacer à cause de la foule. Ils s’adossent au muret et poursuivent la discussion. Ce n’est pas la première fois que je vois cet homme, mais je n’avais jamais éprouvé le besoin de venir lui parler. Je comprends alors qu’il n’est pas venu vers moi par hasard à cet instant précis. Ma prière se termine et sa discussion se termine. Le cortège se remet en route. Mais plutôt que le regarder s’éloigner, je décide de l’aborder. Je lui explique alors ce que j’étais en train de faire, c’est à dire faire ma prière de musulman du milieu de la journée au moment exact où il est venu vers moi. Nous cheminons alors un long moment sur le boulevard Saint-Germain. Nous sommes tout à la fin du cortège et le cordon est dans notre dos. J’ai parlé avec lui un très long moment. Son nom est Grégoire. Il est prêtre catholique et tient une petite chaîne sur le tube où il expose ses motivations pour rejoindre semaine après semaine la famille des jaunes. Je l’ai revu une autre fois au pied de la tour Eiffel, où un ami à lui, séminariste s’est joint à la conversation. Il était là aussi devant les marches du Sacré-Coeur quelques semaines plus tard.

J’étais assez admiratif du courage qu’ils avaient de venir ainsi habillés étant donné les réactions clairement hostiles de certains qui aiment à afficher leur couleurs et n’apprécient guère que d’autres en fassent autant.
Dans un long moment de calme, je m’étais dit en moi-même: “Et si je venais aux manifs habillé comme je vais à la mosquée?” Au moment même où je pensais cela, il y eut une forte détonation qui me sidéra sur place.
Même si je n’étais pas certain de la réponse, j’ai tout de même pris cela pour un NON!