jeudi 21 novembre 2024

Pèlerins

Dernières modifications le 28 octobre 2019·11 minutes de lecture

Cet article est sorti initialement le 17 septembre au soir. Comme vous allez le lire, il traite notamment du rond-point du Cannet des Maures. Un bastion Gilet jaune qui tenait tête au gouvernement depuis des mois et les débuts du mouvement. Dans la nuit du 20, soit deux jours plus tard, un incendie criminel détruisait une partie du camp. Ensuite, au matin du 26, ordre fut donné de raser au bulldozer tout ce qui restait. Le même jour, mon article disparaissait comme si il n’avait jamais existé. Seul témoignage, la copie d’écran contenant l’adresse de la page qui était encore affichée sur mon téléphone quelques heures plus tôt. Comprenez bien que la guerre menée est une guerre sourde. Il est clair que la technique à mon encontre est de m’ignorer totalement et de me faire disparaître de la vue à l’aide des algorithmes. Cela semble efficace. Il est à noter que les compteurs de mes articles affichaient parfois des centaines de lectures les années précédentes. A présent, ce n’est plus le cas, juste une poignée de vues. Qu’ importe. Une fois que l’on a compris que lorsque l’on utilise la plateforme de son adversaire, on joue selon ses règles, il faut juste accepter et ne pas se plaindre. De toute façon, le temps joue en la faveur de la vérité. Et rien ne peut arrêter son dévoilement. Quant à l’article, je restais dans l’attente: je n’avais pas encore prévu de le réécrire. Non pas, par paresse, mais parce que je me disais que les choses devaient être ainsi. Aussi, lorsque l’un de mes contacts, grâce lui en soit rendue, est venu me parler pour me donner les copies d’écran, j’ai compris qu’il était temps de le faire réapparaître. Toutefois, il ne s’agit que de la première version. Elle ne comporte pas une mise à jour majeure. Ce sujet sera donc abordé ultérieurement, d’une autre façon, tout en se référant à cet article. Bonne lecture.

Pèlerins

Lorsque je me décide à quitter Paris, il reste une vingtaine de jours de ce mois de Ramadhan. Je suis bien conscient que ce sera difficile de partir aussi longtemps sur la route durant le jeûne, mais l’appel du large est bien trop puissant. Si cette fois, je gagne en temps car je descends dans le sud, je me prépare aussi à affronter des températures moins clémentes.

Quelques jours d’étapes, à des distances de plus en plus rapprochées et me voilà à Marseille. En pénétrant dans la ville, je ressens une étrange présence C’est comme si cette ville était vivante. Je dois avouer que mes précédents contacts avec cette ville ne m’avait guère enthousiasmé et j’y allais un peu à reculons. Toutefois, à présent, en tant que musulman et Gilet jaune, j’imaginais vivre l’expérience sous un tout autre angle. Et je ne m’étais pas du tout trompé. Les samedi de manifestation sont totalement différents de ce qui se passe à Paris. Là-bas, il y a beaucoup moins de pression. Pas de ministère, pas de sites sensibles en centre-ville, juste la Mairie. La population semble beaucoup plus homogène et les Gilets jaunes beaucoup plus libres. Le cortège traverse des quartiers populaires où il reçoit du soutien. Si la police semble avoir déployé peu de moyen, les fonctionnaires sont beaucoup moins diplomates que dans la capitale. Là, la contestation de l’autorité est inscrite dans le patrimoine génétique. Nous sommes alors en Mai et je retrouve cet esprit de liberté qui soufflait sur les premiers mois du mouvement et qui semblait avoir quelque peu disparu. Les GJ sont enracinés profondément.

Au cours de mes visites de mosquées, je constate que l’atmosphère y est bien différente de la région parisienne. Il y règne un climat cosmopolite, mais sous un vernis bien plus anarchique. C’est à dire que l’on échappe à la pesanteur du “clergé” salafi mais c’est au prix d’une grande division. Pour l’histoire, le mouvement de retour à l’Islam s’est opéré au même moment que celui de la région parisienne mais il a été mis en oeuvre pas les frères Tabligh. Ce sont d’ailleurs les seuls qui arrivent à maintenir un semblant de discipline et qui ont pu mener un projet de grande ampleur dans la capitale phocéenne. Pour schématiser grossièrement, la France, comme beaucoup de pays, est divisée entre deux factions: une au nord et l’autre au sud. Comme chacun sait, nombreux sont les membres de chaque communauté qui ont tendance à souhaiter: “que Allah les (autres) guide”.

Mon moment préféré est évidemment le Tarawih. Certains soirs il m’arrive de visiter plusieurs mosquées en marchant de l’une à l’autre. Des bouffées d’air frais avant de suer à grosses gouttes dans des salles bondées de monde durant ce mois béni. Une nuit, je monte quelques marches d’un immeuble d’une cité des quartiers nord et me retrouve sur des nattes étalées dans le couloir devant l’entrée de la salle de prière. Au moment où se termine la séance nocturne, je réalise alors que ce n’est pas seulement cet endroit qui est occupé par les fidèles mais tout le rez-de-chaussée de l’immeuble, qui s’étend sur une trentaine de mètres et qui était alors caché à ma vue. Il y a un nombre incalculable de gens.

Et puis voilà que je tombe malade à cause d’une nourriture gardée de la veille. Ces instants me rappelle à quel point pratiquer le jeûne en itinérance rend vulnérable. Au bout d’une journée interminable, je finis par rallier une mosquée un peu excentrée pour trouver un peu de calme. En réalité, il s’agit de la mosquée la plus au sud de Marseille et donc la plus proche des calanques. Depuis tant d’années que l’on me parle des calanques, il fallait que j’aille y faire un tour. Des palmes, un masque, un tuba et ma combinaison néoprène de kayak et me voilà parti à pied pour plusieurs kilomètres sous la canicule. Le stop ne fonctionne pas par ici et pas moyen de s’approcher en voiture dans cet espace protégé. Malheureusement, je n’ai pas bien évalué le matériel et me voilà en hypothermie. Je continue à grelotter de tout mon corps alors que je marche sur le chemin du retour sous un soleil de plomb. Et tout cela sans boire une goutte d’eau. Il va falloir que je me ménage sérieusement .

C’est alors qu’un homme vient à ma rencontre à la mosquée. Il me propose un appartement pour quelques jours. Après mes péripéties, c’est providentiel. Me voilà basé à 15 mn à pied peut-être du meilleur endroit où je pouvais être pour passer ces derniers jours. En 2018, dans la banlieue de Bruxelles, j’ai été gravement malade la 27 ème nuit. En 2014, c’était aussi la 27 ème alors que j’étais en i’tikaf à Stains. Cette année, ce fut la 23ème. La 27ème, j’étais relativement confortablement installé dans l’appartement et dans cette grande mosquée. Voilà bien des signes clairs pour les doués d’intelligence.

Je m’éloigne de la grande ville. Le dernier jour, me voilà à Toulon. Ce jour fera l’objet d’un article à part entière ultérieurement. Je vous raconterai l’Aid telle que je l’ai vécu. Tandis que je récupère doucement de ce mois de jeûne, je poursuis ma route vers l’est, jusqu’à la grande mosquée de Fréjus. Dans ma mémoire, Fréjus était le lieu de vacances où je rejoignais mes grands-parents chaque année. Une sorte d’étrange retour aux sources. Tout a bien changé en 30 ans.

Quelques petites mosquées de l’arrière pays et enfin je me dirige vers le but ultime de mon voyage bien loin, apparemment, de la communauté musulmane: le rond-point du Cannet des Maures. Cela fait plusieurs mois que j’ai découvert cet endroit grâce à internet et que je meurs d’envie de le visiter. Tout est comme dans les vidéos et G street view. La sortie d’autoroute, le parking de la société qui exploite l’autoroute voisine, le grand rond-point qui dessert l’échangeur, les monuments de palettes, les baraques et les caravanes . Enfin! M’y voilà!

Un accoudoir de canapé

Nous sommes bien loin de l’ambiance du rond-point proche de la banlieue parisienne que j’avais visité en décembre. Ici, il y a un vrai esprit. Alors bien sur, tout n’est pas si rose, et parfois cela peut être rude, mais les gens savent pourquoi ils sont là et ce qu’il y a en face. Ils tiennent. Contre vents et marées, ils tiennent. Au prix de grands efforts. Moi, je ne suis là qu’en simple spectateur. Je suis bien incapable d’assurer une garde de nuit ou d’organiser quoi que ce soit. Je m’applique à m’imprégner de l’esprit et c’est cela le principal.

Pour se nourrir sur le camp, on peut compter sur la livraison quotidienne des invendus de la boulangerie. Voilà des mois que les compagnons de lutte se nourrissent ainsi. Certains sont un peu fatigués des éternelles pizza froides. Malheureusement, tout a une fin. La nouvelle vient de tomber: pour une raison inconnue, la boulangerie cesse de fournir le camp. L’un des responsables me demande d’aller chercher les sacs puisque j’ai un véhicule disponible. Je suis également chargé de rapporter un document de fin de “contrat”. C’est la fin du pain. A ce moment là personne n’est en mesure de prendre connaissance de ce signe puisque je ne suis connu que par mon prénom. Pourtant, je saisis bien qu’il se passe quelque chose d’essentiel malgré la relative “normalité” de mon séjour.

En dehors du « tourisme » GJ, il y a un grand nombre de locaux qui gravitent autour du camp. Malgré cela, je comprends bien vite qui sont les réels piliers. Si le coeur des Gilets jaunes c’est le rond-point du Cannet des Maures, dit « Coeur du Var », alors le coeur du rond-point est Hajj. Hajj est un maghrébin au visage marqué et à l’expression rude qui parle sans détour. Il vit dans une caravane sur le camp et se donne sans compter pour la cause. Cet homme enferme tant de secrets. Il ne se livre pas au premier venu. Il mange du jambon, boit de la bière, et ne surveille pas son langage. Il est loin de l’Islam. Pourtant, malgré tout cela, il affirme croire en Dieu. Mais il est fâché avec la mosquée et avec ceux qui la fréquentent. Les aléas de la vie. « Un jour, je reviendrai » dit-il.

C’est alors que j’ai un déclic dans ma tête. Je me lève et me dirige vers mon camion. Dans mes affaires, il y a un Coran de poche qu’un frère m’avait donné dans une boutique islamique du centre-ville de Marseille. C’est un Coran bilingue, et sur le moment j’avais bien compris qu’il ne m’était pas destiné. Voilà enfin que je comprenais à qui je devais le donner. Toutefois, j’éprouvais quelques doutes. Et si c’était une sorte de prosélytisme? Est-ce que je n’essayerais pas de manipuler cet homme pour un quelconque profit?

Quelques temps plus tard, encore dans le trouble de cet instant et du doute, je bricolais sur mon vélo avant de quitter le camp, lorsqu’un homme un peu déboussolé débarqua sur le camp pour demander de l’aide. Il racontait être sorti de l’autoroute en urgence après avoir éclaté un pneu et cherchait un pneu de secours. Des GJs vinrent lui porter assistance. Il repart. Quelques temps plus tard il reparaît. Cette fois, il s’adresse à moi et me dit: « Je vous reconnais: vous étiez à la mosquée des quartiers nord de Marseille pendant le Tarawih. Celle où on prie en haut de quelques marches. »

« Gloire à Dieu » me dis-je. Voilà que j’ai la réponse à mes doutes. Voilà que cet homme qui a failli mourir sur l’autoroute parce que le conducteur s’est endormi au volant et a fini sur la glissière de sécurité en éclatant ses pneus, cet homme-là, vient de Marseille, et tombe sur moi sur ce rond-point, bien loin de l’Islam. Je comprends qu’il est envoyé par Dieu pour m’adresser un Signe. Je m’empresse de lui raconter toute l’histoire. Le Coran offert à Marseille. Le voyage jusqu’ici. Les Gilets jaunes. Hajj. L’homme est touché. Ses amis sont pressés. Il n’a que le temps pour remonter en voiture et il disparaît. Me laissant avec ma stupeur et la satisfaction d’être un maillon de cette chaîne. Il est temps de partir. Mon voyage se termine ici.

Dernier Fajr.

Quelques heures plus tôt, je tendais le Coran à Hajj. Difficile de percevoir ses émotions. Je ne voulais pas qu’il pense que ce don était de mon initiative mais que c’était bel et bien le Patron qui s’adressait à lui directement.
– Hajj, c’est ton vrai prénom ou un pseudonyme? En Islam, c’est un nom très particulier.
– C’est mon vrai prénom. Et mon nom est Kacem. Cela signifie « partager ». Comme « partager le pain » .
– Mon nom est Pain. Et Stephan signifie couronner.

note: l’orthographe correcte devrait être Qassem.

Nous échangeons nos cartes d’identités. Le Signe est tellement puissant, tellement envahissant, qu’il ne faut laisser aucune place au doute. Alors que je lis sa carte, je commence à réaliser la portée de l’instant que nous vivons. Le Cannet des Maures. Un cannet est un endroit où poussent les roseaux.
Avec les roseaux, on produit des calames. Avec les calames on rédige les Écritures.

C’est une nouvelle page des musulmans qui s’écrit ici.


Le Cannet des Maures
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