jeudi 21 novembre 2024

ع

Le Ayn, ع est une lettre très particulière propre aux langues sémitiques. Il s’agit bien entendu d’une consonne à part entière. Pourtant, elle n’a pas réussi à faire son chemin jusqu’à notre alphabet. Les noms propres, une fois translittérés, perdent donc cette consonne, ce qui peut occasionner des erreurs de sens. L’exemple qui me vient en tête est de confondre dans la Bible, Elie et ‘Eli, paix sur eux. Elie est en réalité Eliyahou, mon Dieu est Yah. Tandis que ‘Eli signifie grandeur/hauteur et est l’équivalent de ‘Ali en arabe. Le ayn signifie aussi bien en arabe et en hébreu, prononcé tel quel, à la fois les mots oeil et source. C’est la seule lettre qui possède cette caractéristique. Le ayn c’est aussi le mauvais oeil. Mais si le ayn a un coté si négatif, il est clair dans le contexte de la Révélation où la vision prend une si grande place, le ayn est l’outil de prédilection, aussi bien au sens propre que figuré. Dans ce derniers cas, certains nommeront cela le 3ème oeil. Mais le terme n’est pas utilisé par les théologiens car il a été bien trop employé et dévoyé par les mouvements new-age. Ces derniers ont tendance à exalter une sorte d’intuition, une vision intérieure, aux dépens de la compréhension du Livre pour s’élever spirituellement.

Dans un article ancien daté de 2015, j’exposais l’importance de la place du ayn dans le prénom ‘Issa. Dans les évangiles qui sont le prolongement de la Bible, le prénom du Messie est Yoshu’a, et dans le Coran, il est nommé ‘Issa. Le prénom est similaire mais le ayn est passé de derrière à devant. Je concluais que ce retournement était du au retournement de statut de la communauté chrétienne. Avant la descente du Coran, l’Église était un prolongement d’Israël. Après la descente, elle était devenue précurseur de la Ummah (voir analyse du Ps 22). Le point de vue avait changé: l’oeil avait basculé d’une position à l’autre.

Dans un article un peu plus récent, daté de 2018, je démontrais l’erreur de la posture prise lors du roukou de la prière islamique moderne. Loin d’être un petit sujet, néanmoins depuis 6  ans je ne l’ai jamais vraiment abordé en public. Trop de blocages de la part des musulmans. Pour la grande majorité, le fait même de remettre en question quelque chose d’aussi ancré dans la religion, est déjà une preuve d’apostasie ou d’hypocrisie. Le seul résultat obtenu serait une grande méfiance et la discussion risquerait d’être rompue. Ce que personne ne veut, mais où tout le monde échoue, moi le premier. J’ai donc modifié ma prière personnelle en conséquence. Je ne me rappelle plus trop à quel moment cela a porté des fruits. Il est possible que ce soit venu graduellement. A présent, c’est devenu comme une sorte de drogue. De me retrouver dans une mosquée, à devoir pratiquer ce roukou’ en groupe, et ce, de manière si rapide,  me parait complétement décalé. Cela dit, malgré que les chrétiens aient conservé ce mouvement rituel, force est de constater qu’ils n’en font pas grand usage. Quel gâchis! Enfin. Nous devons imaginer que tout cela fait parti du plan divin et que l’accès à certains outils est conditionné par certaines épreuves. Une sorte de permis.

Le précédent article traite des occurrences de l’araméen dans l’évangile de Marc. Grâce à Ephphatah, nous étions ramené à un verset de Daniel, paix sur lui, où il est question de s’agenouiller dans la direction de la Cité. L’occasion se présentait de revenir sur le texte. La première mention du verbe kara’a dans le contexte d’une prière est ici:

1 Rois 8 : 54. Lorsque Salomon eut achevé d’adresser à l’Éternel toute cette prière et cette supplication, il se leva de devant l’autel de l’Éternel, où il était agenouillé, les mains étendues vers le ciel.

Dans la Bible, la racine KRع (je note le ayn avec un ع y compris en hébreu pour plus de clarté) apparait moins d’une vingtaine de fois. KRع désigne le fait de s’incliner et se mettre à genoux (dans le contexte rituel), voire de se courber. Dans le Coran, la racine RKع apparait peu de fois également, mais ne prend que le sens de s’incliner. Elle est toujours en lien avec un acte rituel. Reconnaissons que cette inversion des lettres K et R ne facilite pas vraiment l’acceptation de l’ordre divin. C’est peut-être cela qui m’a bloqué pour me lancer dans des explications. Quelque chose ne fonctionnait pas.

Plus à l’aise avec l’hébreu et l’arabe, le sujet était plus facile à aborder. Après quelques recherches, j’ai fini par dénicher un article en français écrit par un linguiste nommé Salem Khchoum. Il traite de l’importance du ayn dans les racines trilitères. C’est un spécialiste du sujet et il apporte un regard critique sur les théories actuelles sur la constitution des racines trilitères en arabe, mais aussi également en araméen. Le lien est dans les sources. Pour résumer son propos, il semblerait qu’il n’y ait pas eu une seule et unique  formation des racines trilitères. Si certaines racines bilitères se sont vu être modifiées par une lettre finale, d’autres cela a pu être par une lettre initiale, voire la lettre centrale. Le sujet principal de l’étude est cependant le ayn final dans les racine trilitères. Il énumère plusieurs dizaines d’exemples dans lequel il montre que l’on peut trouver dans l’arabe, à la fois une racine bilitère et cette même racine en version trilitère avec un ayn final. Les deux racines ont des sens similaires. Le ayn viendrait renforcer/augmenter le sens initial. Je prends un exemple de sa liste: les racines falla: ébrécher (une lame)et  falaʿa: fendre, couper. La liste est loin d’être exhaustive, bien entendu, mais force est de reconnaitre que la règle du renforcement par le ayn semble fonctionner. L’arabe est une langue vivante et elle évolue sans cesse. Comme toute langue vivante les règles connaissent des exceptions. Parfois les exceptions deviennent la règle. Mais vu que notre sujet d’étude sont le Coran ou la Bible, nous avons à faire à des textes dont la langue est plus simple (tout est relatif). Cela signifie surtout  la possibilité que la règle puisse s’appliquer pour le cas qui nous intéresse, à savoir RKع (ar) et KRع (hb).

Dans 1R 8.54: מִכְּרֹעַ עַל-בִּרְכָּיו
soit MKRع عL-BRKIA traduit litt. par: depuis (qu’il) s’est agenouillé sur ses genoux.
Dans Dn 6.10 l’expression est: בָּרֵךְ עַל-בִּרְכוֹהִי
soit BRK عL-BRKAhI que l’on peut traduire litt. par: bénit sur ses genoux.

Ainsi le lexique biblique indique que genou se dit berek. La baraka (bénédiction) en est donc à la source. Curieusement, par contre, le verbe est issu d’une racine différente. Dans les deux exemples, nous pouvons observer la différence entre l’hébreu יו et l’araméen הִי au niveau du possessif. Cela ne facilite pas la compréhension, admettons-le.
Procédons avec méthode. Nous cherchons tout d’abord une racine qui commence par KR. C’est l’araméen qui nous fournit une réponse: כָּרָא Kera 3735 . Nous la  trouvons dans Dn 7.15. Daniel, paix sur lui, décrit son état spirituel: il est touché. Pour contextualiser, nous sommes alors au coeur de ce livre, il vient d’avoir la vision de l’entrée en gloire du Messie, lorsqu’il est élevé à la droite de Dieu (voir Relever le peuple). Nous pourrions alors établir un pont entre KR et KRع. Premier stade, la personne est touchée, KR. Elle chancelle sous son poids KRع. La position la plus naturelle lorsque l’on chancelle est de se retrouver assis sur ses genoux.

KR   ==> KRع
כָּרַע <== כָּרָא
être touché ==> s’effondrer

Après l’invocation de Salomon, paix sur lui, la racine KRع est utilisée dans le rite d’adoration dans le Livre. Remarquez bien qu’à ce stade il n’est pas encore question de génuflexion, c’est à dire de se poser sur les genoux en position verticale et non assise.
Dans l’araméen, encore une fois, nous trouvons, toujours dans Daniel, paix sur lui, le verset 5.6. Il s’agit de la fameuse histoire de la main qui apparait pour écrire la destinée funeste d’un roi. Le verset décrit le moment où ses genoux se dérobent sous lui d’émotion. Il y a donc une constante dans une certaine direction. Le mot est genou arkubah, strong 755. Il est dit que le mot provient de la racine araméenne rakab, similaire à la racine hébraïque, mais prenant un sens différent. Cette fois nous allons quitter la Bible. Il nous faut passer à l’arabe. Nous comprenons que de la racine RKB, le B doit tomber. Mais, là il n’est pas question d’une évolution populaire de la langue. Il s’agit bien là d’une imposition de vocabulaire par l’Auteur du Coran. Si nous avons bien cette racine araméenne qui commence par RK qui semble convenir pour parvenir à notre roukou’, malheureusement son sens un peu trop biologique ne suffira pas pour aller si loin. Il va nous falloir une autre aide. Cette fois, c’est la combinaison de deux racines qui va nous donner notre résultat. Convoquons donc la racine hébraïque rakak 7401 רָכַךְ. Pour information technique, sur les 8 occurrences de cette racine, elle s’écrit RK simplement. Seulement le verset Es 1.6 l’utilise avec le K doublé. En dehors du Coran, dans un lexique, on peut trouver la racine arabe RKK dont l’une des définitions est: secoué, perturbé, perplexe et hésitant ou bien ailleurs trembler, être agité. Voici le subtil mélange opéré par le passage:

Rakab RKB רכב: s’agenouiller + rakak  RKK רָכַךְ: troublé/touché
VV
V
 RKع
ركع, s’agenouiller pour être touché au coeur

En prenant un ayn, comprenez bien qu’il ne s’agissait plus de s’agenouiller simplement, mais bien de s’établir en génuflexion devant Allah.  La posture étant différente, il fallait donc une racine différente.
Bien que le Coran l’entérine dans le rite, il n’est pas l’origine de son existence au cours de la Révélation. En effet, les chrétiens en sont les dépositaires initiaux. Mais comme les chrétiens n’ont pas une religion basée sur un livre en langue sémitique, il a fallu ruser. C’est à ce moment que nous usons des trois paroles en araméen rapportée dans l’évangile. La plus connue est certainement l’introduction du Psaume 22, dont nous avons maintes fois parlée, et qui est incontournable pour qui veut réellement entrer dans le sujet de la théologie messianique actuelle.

Éli, Éli, lama sabachthani?

Le psaume comporte selon la mise en page moderne 32 versets. Mais en réalité, comme le confirme la parole en croix, le premier verset est en réalité le deuxième. Le premier verset n’est qu’un sous-titre contextuel. Si bien que si l’on se tourne vers le verset le plus important, à savoir en rhétorique sémitique le verset central, nous voici avec le verset 17:

Ps 22.17 Version rabbinique:
Car des chiens m’enveloppent, la bande des méchants fait cercle autour de moi;
comme le lion [ils meurtrissent] mes mains et mes pieds.

Ps 22:17 Version chrétienne:
Car des chiens m’environnent, Une bande de scélérats rôde autour de moi,
Ils ont percé mes mains et mes pieds.

La Passion est le point d’orgue du premier ministère messianique. Le symbole universel de cette mise en croix est le perçage des mains et des pieds par des clous. Le verset 17 est donc en plein coeur de la polémique entre juifs et chrétiens. Et plus particulièrement le premier mot de la deuxième partie de ce verset. Des millions d’humains en tension autour d’un seul mot. Les uns refusent le Messie et affirment que le mot signifie lion, et ils sont d’ailleurs dans l’obligation d’introduire un verbe entre parenthèse car les mots mains et pieds ne peuvent être que des compléments d’objet et que leur possessif est la première personne du singulier qui se réfère au narrateur. Les autres se revendiquent être ses disciples et prétendent que le mot focalise quasiment toute la souffrance du texte. Quant aux musulmans, pour les rares qui analysent les évangiles jusqu’à ce point, ils se rangent derrière les rabbins, puisque cela vient confirmer leur interprétation du Coran.

Trois camps irréconciliables sur un seul mot.

Force est de reconnaitre, que lorsque l’on utilise les outils d’analyse chrétiens des écritures, c’est à dire le lexique de tous les mots bibliques, le mot en question est répertorié dans la liste de la racine qui signifie « creuser ». Par glissement, on peut effectivement passer du creusement au perçage, après tout ce ne serait qu’une question de taille de trou. Le hic, c’est que le mot, en tant que verbe conjugué, ne ressemble pas aux autres formes de ce verbe. Un alef אֲ est venu se glisser à l’intérieur de la racine. Un alef qui a toute sa place chez notre ami le lion et n’a rien à faire dans une histoire de trou creusé. La querelle textuelle est donc fondée. Il faut pourtant trancher à défaut de creuser. Et vous comprenez bien que si je vous ai amenés au bord du trou, c’est qu’il y un lien avec le début de cet article. Lion se dit ari. Le mot est d’ailleurs écrit quelques lignes au-dessus. « Comme » est un préfixe devant le mot: K. Voici donc le fameux mot:

kaari
כָּאֲרִי

Le verbe creuser est Karah, כָּרָה, KRh. Conjugué, le h tombe dans de nombreux cas (Gn 26.25 וַיִּכְרוּ). Ici, il ne reste que K et R. Le alef avec sa forme un peu particulière en symétrie est la lettre idéale pour opérer ce retournement entre le K et le R et ainsi passer de la racine KRعà RKع. [כָּרַע à  ركع]C’est donc bien le coeur de la Passion qui impulse cet élan du corps du croyant vers le ciel.
Mais ce retournement ne se fait pas à l’initiative d’une personne ou d’un groupe. Ce verset 17 n’a  pas livré tous ses secrets. En effet, on pourrait penser que la première partie consiste en une répétition poétique. Il n’en est rien. Voici la première partie en hébreu:

כִּי סְבָבוּנִי, כְּלָבִים,   עֲדַת מְרֵעִים הִקִּיפוּנִי
ki sbabuni kallabim,    ‘adat mere’im hiqohifuni

Chien est Kalb, comme en arabe. Ici Kallabim  commence par un K. Quant au deuxième mot, il se traduit par « mal/mauvais ». Comme il s’agit d’une bande, en français on interprète par scélérats/méchants.  Le mot mal est « re’i ». Il commence donc par un R. Peut-être voyez-vous où nous allons. Les verbes sont sababa et naqaph. Ce sont les deux verbes employés dans le livre de Josué, paix sur lui, pour décrire le mouvement des croyants autour de Jéricho. Ils signifient tous deux « tourner autour ». Le K tourne autour, le R tourne autour.
Cela dit mon traducteur donne pour ‘adat, le mot « secte« , ce qui dans le contexte de cette étude, prend tout son sens. Cela signifie que les chiens seraient les soldats romains et la secte de méchants, la secte autour de la couronne adiabénienne.
Notons au passage que le premier verbe employé est ici sababa (ici conjugué sous la forme sbabuni). Nous le retrouvons dans la sourate al Kahf, pour décrire à trois reprises le mouvement emprunté par Dhul Qarnayn (le verbe apparait 4 fois), Celui des deux temps. Lorsque l’on comprend que Dhul Qarnayn n’est autre que le Messie, alors ce clin d’œil coranique fait sens.

18.85 Il suivit donc une voie.
Fa’atba`a Sababāan
89/92: Puis, il suivit (une autre) voie.
Thumma ‘Atba`a Sababāan

Finalement, c’est peut-être bien le Messie qui s’avère tourner autour des uns et des autres.

Maintenant, vous pouvez toujours préférer la rigueur de la grammaire et la logique et voir dans le texte une métaphore autour de la sauvagerie du lion. Mais est-ce que la logique a quelque chose à voir là-dedans?
Après tout, c’est une question de foi.

Paix sur vous.

Bonus:

Après avoir ajouté l’image du ayn en couverture, une autre m’est revenue en tête: celle d’un slogan qui a marqué la France entière écrit tout en majuscules mais dont les E dénotaient singulièrement. Je me suis employé à changer les E, utilisés initialement pour noter le ayn, en ع dans tout l’article.

Peu de temps après cela, je suis tombé sur le témoignage d’un musulman converti au christianisme. En introduction, il expliquait ce qu’il l’avait décidé à passer d’une religion à l’autre, était la position par rapport à la crucifixion. Pour illustrer son propos, il citait un verset selon une traduction un peu curieuse:

1Co 1.18 Car la parole de la croix est une folie à ceux qui périssent;

Généralement la traduction qui s’accorde d’avantage avec le contexte est la prédication. Le terme est en effet « logos ». Dans les épitres, le logos ne correspond pas au logos johannique. Toutefois, ce hasard m’a interpellé dans le sens où selon Marc et Mathieu, l’introduction du Psaume 22 est la seule parole en croix. Quant à Luc, cette parole peut être considérée comme  la seule qui puisse être folie à accepter.

Sources

Le ʿayn final dans le lexique de l’arabe: un suffixe submorphémique intensif
Salem Khchoum (ICAR, UMR 5191)
https://icar.cnrs.fr/llma/sommaires/LLMA11-5-Khchoum.pdf

Psaume 22
https://mechon-mamre.org/f/ft/ft2622.htm
https://info-bible.org/lsg/19.Psaumes.html#22

Karah 3738
https://biblehub.com/hebrew/3738.htm
Kara` (kaw-rah’) Strong Hebreu 3766
https://ebible.fr/Strong-Hebreu-03766.htm

https://biblehub.com/hebrew/755.htm
https://biblehub.com/hebrew/3735.htm
https://emcitv.com/bible/strong-biblique-hebreu-rakak-7401.html

https://www.stephanpain.com/2015/12/09/issa/
https://www.stephanpain.com/2018/02/08/linclination-a-la-genuflexion/
https://www.stephanpain.com/2015/12/22/mon-dieu-mon-dieu-pourquoi-mas-tu-abandonne/
https://www.stephanpain.com/2023/02/24/relever-le-peuple/