vendredi 18 octobre 2024

Ayn

Le Ayn est une lettre très particulière propre aux langues sémitiques. Il s’agit bien entendu d’une consonne à part entière. Pourtant, elle n’a pas réussi à faire son chemin jusqu’à notre alphabet. Les noms propres, une fois translitterés, perdent donc cette consonne, ce qui peut occasioner des erreurs de sens. L’exemple qui me vient en tête est de confondre dans la Bible, Elie et ‘Eli, paix sur eux. Elie est en réalité Eliyahou, mon Dieu est Yah. Tandis que ‘Eli signifie grandeur/hauteur et est l’équivalent de ‘Ali en arabe. Le ayn signifie aussi bien en arabe et en hébreu, prononcé tel quel à la fois les mots oeil et source. C’est la seule lettre qui possède cette caractéristique. Le ayn c’est aussi le mauvais oeil. Mais si le ayn a un coté négatif, il est clair dans le contexte de la Révélation où la vision prend une si grande place, le ayn est l’outil de prédilection, aussi bien au sens propre que figuré. Dans ce derniers cas, certains nommeront cela le 3ème oeil. Mais le terme n’est pas utilisé par les théologiens car il a été bien trop employé par les mouvements new-age.

Dans un article ancien daté de 2015, j’exposais l’importance de la place du ayn dans le prénom ‘Issa. Dans le prénom Yoshu’a le ayn est placé en fin et dans le Coran, le Messie est nommé ‘Issa. Le prénom est similaire mais le ayn est passé de derrière à devant. Je concluais que ce retournement était du au retournement de statut de la communauté chrétienne. Avant la descente du Coran, l’Eglise était un prolongement d’Israël. Après la descente, elle était devenu précurseur de la Ummah (voir analyse du Ps 22). Le point de vue avait changé: l’oeil avait basculé d’une position à l’autre.

Dans un article un peu plus récent, daté de 2018, je démontrais l’erreur de la posture prise lors du roukou de la prière islamique moderne. Loin d’être un petit sujet, néanmoins depuis 6  ans je ne l’ai jamais vraiment abordé en public. Trop de blocages de la part des musulmans. Pour la grande majorité, le fait même de remettre en question quelque chose d’aussi ancré dans la religion, est déjà une preuve d’apostasie ou d’hypocrisie. Le seul résultat obtenu sera une grande méfiance et la discussion risque d’être rompue. Ce que personne ne veut, mais où tout le monde échoue, moi le premier. J’ai donc modifié ma prière personnelle en conséquence. Je ne me rappelle plus trop à quel moment cela a porté des fruits. Il est possible que ce soit venu graduellement. A présent, c’est devenu comme une sorte de drogue. De me retrouver dans une mosquée, à devoir pratiquer ce roukou en groupe, et ce, de manière si rapide,  me parait complétement décalé. Cela dit, malgré que les chrétiens aient conservé ce mouvement rituel, force est de constater qu’ils n’en font pas grand usage. Quel gachis! Enfin. Nous devons imaginer que tout cela fait parti du plan divin et que l’accès à certains outils est conditionné par certaines épreuves. Une sorte de permis.

Le précédent article traite des occurences de l’araméen dans l’évangile de Marc. Grâce à Ephphatah, nous étions ramené à un verset de Daniel, paix sur lui, où il est question de s’agenouiller dans la direction de la Cité. J’ai donc pu me repencher sur le texte. Il me semble que la première mention du verbe kara’a dans le contexte d’une prière est ici:

1 Rois 8 : 54. Lorsque Salomon eut achevé d’adresser à l’Éternel toute cette prière et cette supplication, il se leva de devant l’autel de l’Éternel, où il était agenouillé (Kara’), les mains étendues vers le ciel.

Dans la Bible, la racine KRE (je note le ayn avec un E pour plus de clarté) apparait moins d’une vingtaine de fois. KRE désigne le fait de s’incliner et se mettre à genoux (dans le contexte rituel), voire de se courber. Dans le Coran, la racine RKE apparait peu de fois également, mais ne prend que le sens de s’incliner. Elle est toujours en lien avec un acte rituel. Reconnaissons que cette inversion des lettres K et R ne facilite pas vraiment l’acceptation de l’ordre divin. C’est peut-être cela qui m’a bloqué pour me lancer dans des explications. Quelque chose ne fonctionnait pas.

Plus à l’aise avec l’hébreu et l’arabe, c’est tout naturellement que je me suis repenché sur le sujet. Après quelques recherches, j’ai fini par dénicher un article en français écrit par un linguiste nommé Salem Khchoum. Il traite de l’importance du ayn dans les racines trilitères. C’est un spécialiste du sujet et il apporte un regard critique sur les théories actuelles sur la constitution des racines trilitères en arabe, mais aussi également en araméen. Le lien est dans les sources. Pour résumer son propos, il semblerait qu’il n’y ait pas eu une seule et unique  formation des racines trilitères. Si certaines racines bilitères se sont vu être modifiée par une lettre finale, d’autres cela a pu être par une lettre initiale, voire la lettre centrale. Le sujet principal de l’étude est cependant le ayn final dans les racine trilitères. Il énumère plusieurs dizaines d’exemples dans lequel il montre que l’on peut trouver dans l’arabe, à la fois une racine bilitère et cette même racine en version trilitère avec un ayn final. Les deux racines ont des sens similaires. Le ayn viendrait renforcer/augmenter le sens initial. Je prends un exemple de sa liste: les racines  falaʿa: fendre, couper et falla: ébrécher (une lame). La liste est loin d’être exhaustive, bien entendu, mais force est de reconnaitre que la règle du renforcement par le ayn semble fonctionner. L’arabe est une langue vivante et elle évolue sans cesse. Comme toute langue vivante les règles connaissent des exceptions. Parfois les exceptions deviennent la règle. Mais vu que notre sujet d’étude sont le Coran ou la Bible, nous avons à faire à des textes dont la langue est plus simple (tout est relatif). Cela signifie surtout que la possibilité que la règle puisse s’appliquer pour le cas qui nous interesse, à savoir RKE (ar) et KRE (hb).

Dans Dn 6.10 l’expression est: בָּרֵךְ עַל-בִּרְכוֹהִי
soit BRK EL-BRKAhI que l’on peut traduire litt. par: bénit sur ses genoux.
Dans 1R 8.54: מִכְּרֹעַ עַל-בִּרְכָּיו
soit MKRE EL-BRKIA traduit litt. « (il se relève) depuis (qu’il) s’agenouille sur ses genoux.

Ainsi le lexique biblique indique que genou se dit berek. Dans les deux exemples, nous pouvons observer la différence entre l’hébreu et l’araméen au niveau du possessif. Cela ne facilite pas la compréhension, admettons-le.
Procédons avec méthode. Nous cherchons tout d’abord une racine qui commence par KR. C’est l’araméen qui nous fournit une réponse: כָּרָא Kera 3735 . Nous la  trouvons dans Dn 7.15. Daniel, paix sur lui, décrit son état spirituel: il est touché. Nous pourrions alors établir un pont entre KR et KRE. Premier stade, la personne est touchée, KR. Elle chancelle sous son poids KRE. La position la plus naturelle lorsque l’on chancelle est de se retrouver assis sur ses genoux.

KR כָּרָא ==> KRE כָּרַע
touché ==> effondré

Après l’invocation de Salomon, paix sur lui, la racine KRE est utilisée dans le rite d’adoration. Remarquez bien à ce stade qu’il n’est pas encore question de génuflexion, c’est à dire de se poser sur les genoux en position verticale et non assise.
Dans l’araméen, encore une fois nous trouvons, toujours dans Daniel, paix sur lui, le verset 5.6. Le mot est genou arkubah, strong 755. Il est dit que le mot provient de la racine araméenne rakab, similaire à la racine hébraïque, mais prenant un sens différent. Cette fois nous allons quitter la Bible. Il nous faut passer à l’arabe. Nous comprenons que de la racine RKB, le B doit tomber. Mais, là il n’est pas question d’une évolution populaire de la langue. Il s’agit bien là d’une imposition de vocabulaire par l’Auteur du Coran. Si nous avons bien cette racine araméenne qui commence par RK qui semble convenir pour parvenir à notre roukou, malheureusement son sens un peu trop biologique ne suffira pas pour aller si loin. Il va nous falloir une autre aide. Cette fois, c’est la combinaison de deux racines qui va nous donner notre résultat. Convoquons donc la racine hébraïque rakak 7401 רָכַךְ. Pour information technique, sur les 8 occurences de cette racine, elle s’écrit RK simplement. Seulement le verset Es 1.6 l’utilise avec le K doublé. Voici le subtil mélange opéré par le passage:

Rakab RKB רכב: s’agenouiller + rakak  RKK רָכַךְ: troublé/touché
V
 RKE ركع s’agenouiller pour être touché au coeur

En prenant un ayn, comprenez bien qu’il ne s’agissait plus de s’agenouiller simplement, mais bien de s’établir en génuflexion devant Allah.  La posture étant différente, il fallait donc une racine différente.

Paix sur vous.

 

Sources

Le ʿayn final dans le lexique de l’arabe: un suffixe submorphémique intensif
Salem Khchoum (ICAR, UMR 5191)
https://icar.cnrs.fr/llma/sommaires/LLMA11-5-Khchoum.pdf

Kara` (kaw-rah’) Strong Hebreu 3766
https://ebible.fr/Strong-Hebreu-03766.htm

https://biblehub.com/hebrew/755.htm
https://biblehub.com/hebrew/3735.htm
https://emcitv.com/bible/strong-biblique-hebreu-rakak-7401.html

https://www.stephanpain.com/2015/12/09/issa/

https://www.stephanpain.com/2018/02/08/linclination-a-la-genuflexion/

https://www.stephanpain.com/2015/12/22/mon-dieu-mon-dieu-pourquoi-mas-tu-abandonne/