vendredi 18 août 2017 Article explicitant un post FB de fin juin 2017
Introduction: Je tiens à respecter le déroulé de cette nuit entre les prières de Maghrib et Fajr. Aussi, il va me falloir faire des incursions dans le passé et le futur pour intégrer certains passages à l’intérieur. Ces passages placés en retrait serviront à clarifier et à exposer ma compréhension. En conséquence, la lumière ne s’est faite qu’à posteriori. Quant à l’acceptation, c’est une toute autre histoire. Ne soyez donc pas étonnés de ne pas comprendre à la première lecture. Sur ce, que la nuit s’impose.
Roi de coeur
Allahou akbar, Allahou akbar… L’adhan retentit dans la petite mosquée de Courbevoie. Chacun avale rapidement sa datte et une gorgée de lait. La journée a été longue et chaude comme tous ces jours derniers. C’est l’effervescence autour de la table. Il n’y a bientôt plus que des boites et des gobelets vides. Je pénètre dans la salle de prière, direction le premier rang. Contrairement à d’habitude, c’est si facile. L’imam récite Laylat al qadr. Si j’avais su à ce moment là toute la portée de ces quelques versets, je les aurais écouté d’une autre manière. La salat se termine. La majeure partie se disperse bien vite, tandis que certains restent pour partager l’iftar. Cela fait déjà maintenant plusieurs jours que je me rends dans cette mosquée. Elle est plus petite que celles que je côtoie d’habitude dont certaines font penser à des cantines d’entreprise. A peine 30 personnes mangent ensemble. Cela reste familial. Je retrouve des frères avec qui j’ai sympathisé les jours précédents. Je me pose enfin devant un sac de nourriture bien garni et un bol de soupe chaude. Mon moment préféré de la journée. L’un des responsables se penche vers moi. Il me présente à un homme.
Je redoutais la venue de ce vendredi et ce samedi. En effet, la dernière collecte des 25 et 26 novembre de la Banque Alimentaire avait été plus qu’éprouvante. Cette fois là, je savais que la collecte de printemps tomberait en plein Ramadhan. Aussi, j’ai abordé l’épreuve de manière plus détendue. Cette fois, je ne courrai pas après les gens pour les inciter à donner. Il n’en demeurait pas moins qu’il fallait rester toute la journée debout, à être disponible et surtout à porter les caisses et à décharger le camion en fin de journée. Il était à peu près 21h lorsque nous avons terminé de rentrer les caisses. Le local était plein à craquer. On ne pouvait plus circuler. Je m’apprêtais à rentrer directement chez moi. Pas de soirée spéciale Ramadhan. Mais une ramasse avait été faite le matin et il restait des produits frais à faire partir avant de fermer jusqu’à lundi. Me voilà donc missionné pour emmener quelques cagettes à la mosquée. Un peu dépité de ce contretemps, je me console en me disant que je pourrai faire un bon repas avant d’aller me coucher. De toute façon, il n’y a rien à manger chez moi. Me voilà donc parti à Courbevoie avec le Sprinter de l’association. D’habitude, finissant beaucoup plus tôt, j’ai le temps de le garer après avoir fait ma livraison, de me reposer quelques temps chez moi, avant de repartir, cette fois avec mon Transit. Je dors dedans dans la rue devant la mosquée, entre le Tarawih et Fajr, afin de maximiser mon temps de sommeil. Ce soir là donc, la livraison est faite quelques instants avant Maghrib. Je suis accueilli avec enthousiasme par l’un des responsables qui me voit débarquer à chaque fois avec de nouvelles surprises.
“Je pense que vous avez beaucoup de choses à vous dire: vous faites la même chose.” Il s’éclipse. L’homme me tend la main et se présente. Il poursuit: « Ce soir, au bout de trois ans d’hésitation, notre association fait sa première action. Tu sais ce que c’est, les waswas du Sheytan. On remet toujours à plus tard. Mais là, enfin, inch’Allah, on a réussi à collecter l’argent, faire les courses et préparer ces sacs. » Je comprends alors la présence de ces seconds sacs aux cotés de ceux fournis par la mosquée. « L’association s’appelle: Roi de coeur. »
« Très bien! », réponds-je, tout en me disant qu’il s’agit d’un signe fort. S’agirait-il d’une sorte de reconnaissance? De l’accession à un certain degré? Entendre le mot roi, qui est la signification de mon prénom musulman Malik, à coté du mot coeur, me réconforte grandement. J’étais loin de me douter qu’il ne s’agissait là que de la première pièce du puzzle. L’homme me salut puis se retire. Quant à moi, me voilà enfin délivré. Je n’ai plus qu’à poser le Sprinter et à reprendre possession de mon Transit garé au cimetière de Puteaux. (là où nous livrons les colis tous les jours)
Renaissance
Malheureusement, le parking est fermé. Si je peux en sortir le Transit, je ne peux y entrer avec le Sprinter. Nous sommes samedi soir. Et si cela est Ramadhan, c’est surtout le jour le plus agité de la semaine dans le quartier de Pablo Picasso. C’est bien un samedi, en début de soirée, que l’on s’est fait caillasser le pare-brise du Sprinter. Je finis par trouver une place sur l’avenue principale, en plein milieu de la cité. J’envoie un texto à mon collègue pour le prévenir. Il habite à coté: il n’aura qu’à changer le camion de place le lendemain matin. Je prends une glacière dans laquelle je mets tout ce que j’ai ramené de la mosquée, ainsi que quelques yaourts. Je me dirige à pied vers le parking. Au moment où j’arrive, je constate qu’il a ouvert. Les responsables de la mosquée de Puteaux surveillent l’entrée. Il faut dire que ces derniers temps, la situation est plutôt tendue. Plan Vigipirate oblige. Je suis sur le point de partir, il est environ 23h15, mais je me dis qu’il serait tout de même mieux que le Sprinter soit garé ici plutôt qu’au milieu des Pablo. C’est à ce moment là que je tombe sur un frère qui vient de rentrer dans le parking. Comme celui-ci n’est pas encore plein, je lui demande de me déposer sur l’avenue. C’est l’affaire de 3 mn pour lui. Il n’aura aucune peine à retrouver une place. Me voilà donc parti dans l’autre sens. Ouf, me dis-je, si je peux m’épargner un peu de marche à pied après cette journée interminable. Il me dépose. Je le remercie et il repart dans l’autre sens. Me voilà à manœuvrer pour sortir de cette place dans laquelle j’avais eu tant de mal à rentrer (le camion est rallongé et la place comptée sur l’avenue). Je suis à bout de force. Retour au parking. Je suis sur le point de me garer lorsque surgit un homme passablement énervé. Il est hors de question de me garer ici avec un utilitaire. La situation est ridicule. Le camion est garé là toutes les nuits. Personne n’était venu nous demander des comptes. Je comprends très vite qu’il ne sert à rien d’argumenter. Je n’ai pas d’autres choix que de ressortir. Mes nerfs commencent à me lâcher. Je répète en boucle: “ Pourvu que la place soit encore libre.” Ouf. Encore là. Je refais le créneau avec ce camion démesuré. Tant pis, il passera la nuit ici. Je repars à pied. Cette fois, il est presque 23h30. L’heure de Ishaa est arrivée. Les derniers retardataires se pressent vers la mosquée. Je n’ai que le temps de passer la grille avant qu’ils ne ferment l’entrée du parking derrière moi. Je maugrée tout haut. Je devrais être chez moi depuis deux heures déjà. Après la journée que je viens de passer. Je trouve cela profondément injuste. Je démarre le Transit. Je ne le laisse pas chauffer très longtemps avant de démarrer nerveusement. “Je veux rentrer chez moi!” Les bénévoles de la mosquée du fond du parking sont surpris de me voir sortir à cette heure là. Je sors vite. Trop vite. Je suis fatigué. Très fatigué. Il fait nuit. La rue est en courbe des deux cotés. Même si je sors tous les jours de ce parking, c’est avec le Sprinter: là je suis assis plus bas et j’ai une bien moins bonne visibilité. Comme c’est l’été, les bosquets qui bordent la rue sont bien fournis débordent sur la chaussée. Bref, vous l’avez compris: toutes les conditions sont réunies pour transformer l’endroit en piège. Au moment où je le vois, il est bien trop tard, je suis en plein milieu de la rue, de travers. Il n’y a plus rien à faire. Il va me percuter par la gauche, juste au niveau de ma porte. Je suis au plus près du choc. Il est terrible. Je suis projeté de l’autre coté de la cabine. Le temps s’arrête pendant quelques secondes. Je n’ai rien. Je pense alors au camion. “Ca y est, je l’ai tué. Pourquoi, pourquoi? C’est fini.” Je m’en veux terriblement d’avoir cédé à l’énervement. A ce moment là, j’essaie de ne pas céder à la panique. Le conducteur de la voiture sort, hébété. Il n’a rien: les air-bags ont bien fonctionné. Craignant d’être de nouveau percuté, je redémarre le camion pour ne pas le laisser en plein milieu. Je me dégage de la voiture dans un vilain bruit de carrosserie. La roue avant gauche frotte contre le châssis. Je ne vais pouvoir aller nul part. Je recule de quelques mètres pour me placer dans la sortie du parking. Il y a de la place pour passer. Dans ce genre de situation, et après un tel traumatisme, on ne fait pas toujours des choses très réfléchies. Le conducteur est un frère en qamis. Je le reconnais: je le croise à la mosquée mais je ne lui ai jamais parlé. Quelque part, je suis rassuré. Il me faut me raccrocher à quelque chose. Me dire que tout va bien aller. Je n’en mène pas large. Alors que nous discutons, des policiers en civil ont surgit de nul part. Ils ont l’air tout aussi paniqués que nous. Tout va bien: ce n’est qu’un banal accident de la route. Aucun terroriste en vue. “Vous êtes assurés?” “Oui, oui” bredouille-je. Rassurés, ils disparaissent.
Si je ne suis pas trop confiant, c’est parce qu’au bas de mon pare-brise, il n’y a aucun certificat d’assurance. J’ai acheté le camion fin avril. Début mai, je suis enfin parvenu à joindre mon assurance et à transférer le contrat de mon ancien Transit sur celui-ci. Mais je n’ai reçu aucun mail, aucun courrier. Le contrat que je devais donc renvoyer signé, je ne l’ai donc jamais reçu. Tout ce que j’ai, c’est une attestation provisoire téléchargée sur le site internet. Le changement a donc bien été pris en compte, mais le processus s’est interrompu. Il y a eu un bug. Cela fait donc presque un mois et demi que je suis dans cette situation, sans réel papier officiel.
Je crains d’avoir des ennuis avec l’assurance et puis je n’ai pas du tout envie d’avoir un malus. Je propose alors au frère de prendre en charge les frais et de ne pas faire fonctionner l’assurance. Au départ il se méfie. C’est alors que je suis pris d’un bref moment de lucidité. Je lui sers la main en le regardant dans les yeux: “Ne t’inquiète pas, tout va bien se passer.” Ce n’est pas de la comédie. Il a fallu très tôt que je me convainque que tout était sous contrôle d’Allah. Même si tout paraissait s’enfoncer dans le chaos. Je n’en demeurais pas moins, très choqué. J’avais beaucoup de mal à retrouver mon calme et à trouver un endroit où m’allonger pour prendre un peu de repos. Je garde précieusement la glacière avec moi. Cette chaleur étouffante. Entre temps, un ami à lui est arrivé. J’imagine que cela doit l’aider à vivre mieux l’épreuve. Je ne cherche pas à discuter: je prends tout en charge. C’est ainsi. Il appelle la dépanneuse. L’attente commence. Les gens commencent à sortir du parking petit à petit. Difficile de passer inaperçu. Bientôt tout le quartier sera au courant. Le dépanneur arrive enfin. Les gens roulent vite. L’endroit est dangereux. Chacun de nous craint un nouvel accident. Ousmane, le conducteur, déclare connaitre un garagiste. Il souhaite emmener sa voiture là-bas. A Stains. Stains, c’est loin d’ici, et je me dis qu’il doit être plus simple d’y laisser un véhicule accidenté en pleine nuit. Je décide de l’accompagner. Il faut alors appeler une autre dépanneuse, plus grosse, qui va pouvoir charger les deux. Le temps s’étire. L’ami d’Ousmane se tient à coté de moi. Je lève les yeux. La lune, pleine là-haut, semble ironique. La pleine lune du milieu du Ramadhan. La nuit qui l’accompagne, remplit toutes ses promesses. La dépanneuse plateau arrive enfin. Il est environ 2h du matin. Rapidement, ils se tutoient. Ils sont très bavards. Moi, je ne dis rien. Et quand le professionnel s’adresse à moi, c’est pour me vouvoyer avec beaucoup de distance. Il n’est pourtant pas du tout musulman, mais bien plus proche d’eux que moi de par son milieu social. Je me sens mal à l’aise, rejeté. Pour eux, je ne suis qu’un bourgeois. Je grimpe dans le camion. Il faut aller de l’autre coté de la banlieue. Le trajet me parait interminable. Nous débarquons à Stains en plein milieu d’une cité. Des groupes de jeunes nous voient passer. Je ne suis pas rassuré. Il faut faire confiance tout de même. Le mécano nous attend. Il nous indique où déposer les véhicules: en pleine rue. A coté, il y a deux carcasses de voitures, dont l’une a été désossée. De quoi vraiment stresser.
Ce quartier, je le connaissais déjà. Ce n’est que lorsque je suis revenu pour m’occuper des réparations du camion, quelques jours plus tard, que j’ai réalisé que nous étions au bout de la rue de la mosquée dans laquelle j’avais fait ma retraite spirituelle en 2014: Ar Rawda. J’étais revenu quelques mois plus tard, et j’avais dormi au bout de la rue des mécanos africains. Le centre de ce quartier, c’est un carrefour en T. Et dans ce carrefour il y a une construction EDF. En revenant en journée quelques jours plus tard, la fresque qui est peinte sur cette construction me saute aux yeux. Il est inscrit sur la longueur du toit: Renaissance. Ce n’est qu’à ce moment là que je réalise que la nuit entière correspond à une séquence dans un ordre très précis: Roi de coeur, la mort, puis la Renaissance, enfin Royal chicken. Je prends en photo la fresque.
Le mécano nous fait monter chez lui. Il y a des hommes et des femmes voilées. Ils ont tous la vingtaine. Ousmane propose de faire la salat de Ishaa. Il est encore temps: environ 3h du matin. J’enfile mon qamis. Nous voilà à faire la prière, entourés de toute la famille. Au beau milieu de la pièce, je ressens la pesanteur des regards.
Royal chicken
Ils veulent manger. A quelques rues de là, il y a une sandwicherie ouverte. Nous voilà repartis dans la nuit. Je suis dans la voiture de l’ami. Il a une course à faire avant de manger. J’ai du mal à communiquer. Il me donne son prénom: Samir. Je me rappelle que cela signifie “petite conversation dans la nuit”. C’est de circonstance. Il est troublé. Nous voilà enfin devant le restaurant. Ils se garent en double-file et partent à la recherche d’un distributeur à pied. A présent, plus que quelques minutes nous sépare de fajr. Ils ont disparu depuis un long moment. Je me mets en devoir de manger tout ce que contient le sac de « Roi de coeur » reçu quelques heures plus tôt. Consciencieusement. C’est alors que je réalise le nom de l’endroit: Royal chicken. Le Royal est surmonté d’une couronne. Aucune ambiguïté. Le début de soirée me revient en tête. La boucle est bouclée. Du Roi de coeur, nous sommes venu ici. Je ne peux résister au besoin de prendre en photo la façade. Je remet la compréhension à plus tard. Mon cerveau grésille du manque de sommeil.
Quelques heures plus tard, malgré la terrible fatigue, je ne parviens pas à me rendormir. Trop de choses tournent dans ma tête. J’allume l’ordinateur. Le tube. La dernière vidéo du polémiste au canapé rouge vient juste d’être mise en ligne. Je ne suis plus trop assidu depuis un moment, mais voilà qui m’ira très bien. Parmi les sujets traités, il y a le Pizza Gate. Cela fait plusieurs mois que j’entends parler de cette histoire sans m’y intéresser d’avantage. Pas besoin de s’encombrer l’esprit avec ces choses sordides. Il est question de mails échangés dans ce qui semble être un réseau pédophile. On y parle des victimes avec des mots de codes. Pizza, hot-dogs… Je comprends alors la signification du mot chicken: un très jeune garçon offert à des hommes. Voilà que le dernier pan du mur de l’ignorance de ma vie vient de s’effondrer. J’ai pris l’information. Et puis j’ai tout occulté. Ce n’est qu’aujourd’hui, 17 août que j’en ai parlé pour la première fois. J’ai donc décidé de rédiger cet article.
Les voilà enfin qui reviennent. Ils passent commande et s’attablent. Je finis par les rejoindre. Ils avalent rapidement les dernières bouchées de leur repas avant qu’il ne soit trop tard. Dix minutes. Je ne peux m’empêcher d’être nerveux à l’idée de rater l’heure de la prière. Ils décident d’aller faire le plein. Je trépigne. Cette désinvolture m’insupporte mais je prends sur moi. Et voilà. Tête baissée. Le récitateur égrène les versets. Ainsi s’achève cette nuit rocambolesque. D’une royauté à une autre avec ce terrible choc au milieu. Cette nuit de Ramadhan, c’est la clef qui ouvre la porte de la compréhension des deux royautés: une royauté de coeur qui s’achève sur une souffrance physique extrême, et une royauté qui commence par une souffrance psychologique extrême. Ainsi, le sacrifice de cette vie est déjà survenu. Le bien a déjà triomphé. Et que la paix soit sur moi, le jour où je suis né, le jour où je suis mort, et le jour où je suis revenu à la vie.