jeudi 21 novembre 2024

Ramzy

mardi 3 janvier 2017

2012. C’était l’époque où je découvrais les Rohingyas sur internet. Il y avait un long documentaire sur le Tube. Quelque soit le contenu, je consulte toujours les commentaires. Ils peuvent s’avérer une mine de renseignements, et ce, sur tout support. C’est à ce moment là que je tombe sur le commentaire de Ramzy. Il s’en prend aux bouddhistes, et à leur religion, qu’il accuse de tous les maux. A ce genre de propos de la part d’un musulman à l’égard d’une autre religion, je ne réagis pas systématiquement, il y aurait beaucoup trop à faire. Même s’il est important de faire comprendre aux internautes que modérer ses propos rend service à sa communauté, ce n’est pas le but que je poursuis: j’aspire sincèrement à ce que chacun puisse puiser chez l’autre la richesse qu’il ne possède pas. Plutôt que de s’enfler d’orgueil comme beaucoup le font, il est venu me parler et me dire que j’avais raison. Il promet de faire attention à l’avenir à ses propos. Me voilà rassuré. Il me demande alors en ami sur Facebook. Ensuite, il m’ajoute à une sorte de page de réinformation qu’il administre seul. Il a plus de 600 abonnés de divers horizons, de divers courants politiques. Dans mes souvenirs, ce ne sont pas de grands militants comme je peux en lire sur d’autres pages ou groupes, juste des gens ordinaires qui se posent des questions sur les problèmes sociétaux. Santé, politique, écologie, il y en a pour tous les goûts. L’ambiance est détendue. Ramzy n’est pas du tout un radical. Même si à l’époque je partageais encore des publications politiques, mon Facebook était nettement orienté vers la théologie et en particulier l’eschatologie (la science de la fin des temps). Notre rencontre est en résonance avec son retour à la foi. Comme beaucoup de musulmans de naissance, le contexte familial ou social l’avait tenu éloigné du fait religieux. La page qu’il administrait était destinée à se poser des questions. Voilà que tout à coup, il pensait avoir trouvé la solution à tous ces questionnements: l’Islam. L’Islam lui offrait toutes les réponses. Il suffisait de placer en face à face la Loi et les débats. Très vite, les publications de la page prennent une couleur islamique. Il a compris où est la Vérité. Alors cela lui parait logique de partager cela avec sa petite communauté. Comme c’est un personnage sympathique, au début, les gens, bien que surpris, ne réagissent pas forcément négativement. Mais c’est de courte durée, l’ambiance se dégrade très rapidement. Le voilà à clasher des habitués. J’imagine qu’à ce moment là, il les voit comme des gens qui révèlent leur mécréance au grand jour. Il se dit que le tri s’opère et que c’est bien mieux ainsi. Quelques personnes tentent de calmer le jeu. Peine perdue. Les publications s’orientent vers le concordisme, c’est à dire le fait d’interpréter le Coran comme une source scientifique. Il cherche des preuves. Il veut montrer qu’il a raison. J’imagine l’avoir mis en garde. J’imagine aussi qu’il a prétendu comprendre et se réformer. Mais rien ne pouvait enrayer sa fuite en avant. Fuite en avant que je refusais de voir car je passais du temps à lui parler en privé et je m’étais attaché à lui.

La situation a fini par devenir intenable. C’est alors que je me suis mis en colère. Je lui ai dit qu’il allait droit dans le mur et qu’il était sur le point de tuer ce groupe de discussion qu’il avait mis tant de temps à constituer. Il ne m’a pas écouté. Il y a eu une énième empoignade virtuelle. Les gens se sont dispersés. Il a alors pris la décision de transmettre l’administration de la page à une autre personne. Mais c’était trop tard. Tout était cassé. Dans le même temps, sur sa propre page, il a continué ce qu’il faisait et une autre communauté s’est mis en place autour d’une poignée de “cadres”. Je venais pour y mettre mon grain de sel, et souvent apporter une opposition à sa vision de l’Islam. Cette situation a duré de nombreux mois. La page de réinformation n’était plus qu’un lointain souvenir. Globalement, nous restions entre croyants. Et puis, lentement, de l’interprétation de la Loi, il s’est orienté vers l’eschatologie. Mon terrain. Je me suis dis qu’il allait être sensible à mes interprétations. Mais invariablement, il allait dans une certaine direction. Et puis, il y a eu ce moment où il a pris fait et cause pour la douleur du peuple syrien. C’était devenu obsessionnel. Il avait rompu avec les mécréants, voilà qu’à présent, il commençait à se désolidariser de tous ceux qui ne se sentaient pas coupables de laisser mourir les syriens. Le devoir de tout musulman qui se respecte et qui a réellement la foi en Dieu. Parmi le groupe, il y avait un jeune métis de 15 ans. Il s’intéressait à l’Islam et était très influençable. Nous nous retrouvions souvent à discuter tous les trois. Comme deux grands frères à un plus jeune. C’est alors que Ramzy a proposé une rencontre. Je choisissais l’endroit: ce sera Couronnes. En les voyant, je réalise pleinement la jeunesse du métis. Internet est trompeur. Quant à Ramzy, il est tel qu’on l’imagine; rayonnant et plein d’enthousiasme. Il a un métier, et il est bien intégré dans la société française. A coté de lui, je parais beaucoup plus sombre et distant. Nous passons l’après-midi et la soirée ensemble. L’ambiance est bien différente d’internet: l’heure n’est pas à la théologie. Nous voilà dans un salon de thé de Couronnes. Il est question de la conversion du jeune métis. Comme je suis le seul converti de la bande, je tiens à faire part de mon expérience. Selon moi, il ne faut pas hésiter: si l’on croit en Dieu et que Muhammad, paix sur lui, est son prophète, alors il faut franchir le cap et laisser faire le temps. Au moment même où je suis sur le point de prendre la parole pour lui exposer ma manière de voir, les plombs sautent. Nous sommes plongés dans le noir. Je ne peux m’empêcher de tressaillir. Le Signe est clair. Mes interlocuteurs ne semblent pas perturbés outre mesure. Heureusement d’ailleurs, sinon j’aurais été dans l’embarras. Après l’avoir détournée quelque peu, la conversation reprend. Je lui dis qu’il est jeune et qu’il doit prendre son temps. La lumière revient. Je fais mine de rien. Mais je n’en mène pas large. Nous allons dans la mosquée du coin. Lorsque l’imam récite, le jeune métis est pris de tremblements. Encore là, je fais mine de rien. Je ne peux m’empêcher de remarquer que Ramzy n’est pas un habitué des mosquées, il y a des indices qui ne trompent pas. Je suis un peu surpris, mais je ne dis rien. Je me fais l’effet d’un vieux briscard de la ummah en comparaison de ces deux là tout à coup. Nous nous quittons, heureux d’avoir pu mettre un visage et une voix sur ces fameuses pages Facebook.

Le Levant devient sa principale préoccupation. Est-ce pour cela que j’écris cet article intitulé le hadith de Moulinsart, afin de lui faire comprendre son erreur? Surement. A cette époque, je suis en contact avec des groupes de discussions djihadistes, je perçois déjà l’attirance que ces gens ont de la violence. Je me rends bien compte que toute tentative de modération est vouée à l’échec. Mais si ceux-là sont des inconnus, ce n’est pas son cas, il y a encore un lien d’amitié qui nous unit. Comme je le fais souvent remarquer, l’eschatologie des savants djihadistes est très proche de la mienne. Nos approches se confondent sur de nombreux points, sauf l’un où elles s’opposent radicalement. Au bout d’un moment, à force de discussions et de volonté de persuasion de l’autre, nous sommes arrivés à une impasse. Le processus s’est déroulé jusqu’au bout. Cela a été rationnel jusque là. Nous basculons dans l’émotionnel. Nous tirons chacun sur le lien qui nous unit pour faire basculer l’autre vers soi. Suis-je son dernier lien avec le monde? Possible. Alors j’arrive à cette terrible conclusion: si il veut être en paix avec ses convictions, si il veut accomplir ce que Dieu veut pour lui, alors il doit partir en Syrie et mener le combat. Je ne peux rien y faire. Il était alors sur le point de se marier, de faire la fête. Il disparaît.

Et puis un jour, il poste des photos. Il rassure sa famille et ses proches. Beaucoup de gens s’inquiètent pour lui. Autour de lui, il y a du sable à perte de vue et des hommes. Son visage a changé. Je ne le reconnais pas. Cette petite lumière est partie. Il est venu me parler. Il m’a montré des photos des combattants. Je voyais des visages souriants, de beaux portraits, bien loin des images d’horreurs. De la fraternité entre hommes décidés. » Regarde, me dit-il, il y a de l’amour entre nous. » J’ai envie de le croire. Envie de croire qu’ils sont les soldats de Dieu. Qu’ils accomplissent Sa volonté. Il va insister et repousser encore plus loin les limites pour aller chercher cette étincelle en moi. Cette beauté, me dis-je, ne peut pas être feinte. Il ne m’offre pas de la haine mais de l’amour.

(Les phrases en italique sont des extraits de mes derniers propos) « J’ai choisi une voie et je tache d’y être fidèle. Ça parait idiot à dire, mais il faut de tout pour faire un monde. Alors je fais ce que je peux. « lui dis-je, le cœur déchiré.

Cela devait être ainsi.

Fais ce qui te parait juste

Nous étions le 4 Septembre 2014. Et il a disparu à jamais.

 

Edit: ce n’est qu’en 2017, à l’occasion de la mise en ligne de cet article que je fus informé de sa mort sous un bombardement le 15 novembre 2014.