26 mai 2013, 18:34
Les premiers jours de Janvier. Il fait froid. Très froid. Un festival est organisé à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Je décide de m’y rendre avec plusieurs « indignés ». Je n’ai jamais eu l’intention de m’approprier la lutte des zadistes. Je me contentais de relayer l’information auprès de mes contacts sur facebook et en dehors et de suivre l’actualité afin d’établir des « ponts » entre les luttes. Aussi, c’est avant tout dans un esprit de découverte et de compréhension de la situation d’un point de vue neutre que je me rendais sur les lieux.
Nous avons un très bon contact sur place, nous sommes des privilégiés. Cela s’avérera être aussi un excellent moyen d’avoir une analyse de l’intérieur. L’homme a la cinquantaine, il est présent sur la ZAD depuis plusieurs mois et connait bien du monde. Il a été de toutes les luttes. Il n’est pas homme à s’en laisser compter. C’est un dur à cuire, mais un coeur tendre sous sa carapace pour qui sait le débusquer. Il est généralement calme, ne hausse jamais le ton, même si le climat ambiant est tendu. Il sait se faire comprendre néanmoins. La première nuit, nous avons beaucoup de chance, nous dormons au chaud à l’intérieur d’une ferme. J’ai même dormi dans un lit. Luxe incomparable pour tout ceux qui participent à ce week-end festif. Toute la soirée, des jeunes activistes défilent à la grande table du salon. L’alcool coule à flot. Ils viennent de partout, ils sont de tous horizons. Des parcours de vie alternatifs. Les squatts. La route. Certains ont fuit la société de consommation qui les aliénait en ville. D’autres sont de purs campagnards avec un fort accent. Tous se sont réunis autour d’un ennemi commun et invisible et ils ne comptent pas lâcher prise aussi facilement. Plus la lutte s’intensifie, plus les blessures se font parmi eux et plus ils se radicalisent.
Il est difficile d’avoir un discours apaisant à l’égard des forces de l’ordre tant les récits que l’on pourrait aisément qualifier de guerre ouverte montre l’esprit dans lequel ces dernières abordent les occupants. Mais il est temps de dormir, la journée de la veille a été fatigante et je les laisse passer toute la nuit à festoyer.
Le lendemain matin, je me réveille en forme. En bas dans le salon, il n’y a que deux personnes en train de discuter. Une amie et un homme au visage marqué et à l’age indéterminé. Il porte des vêtements amples et colorés qui me rappelle l’univers de la Trance. Je vais l’appeler A. A. parle sur un ton sec et rapide, comme s’il donnait toujours des ordres. Il est difficile de l’ignorer quand il est dans une pièce tant il s’impose. Au premier abord, tout inconnu l’écoutera respectueusement tant il parait être chez lui. Assez vite la conversation prend une tournure « spirituelle » entre nous. Mon expérience des derniers mois m’a appris à laisser venir les personnes plutôt que m’imposer. J’attribue à ma naïveté et à mon enthousiasme des débuts, les erreurs d’approche que j’ai pu commettre lors des rencontres avec les personnes à fort charisme. Sans passer pour autant pour un idiot, je manifeste mon intérêt pour le sujet ainsi qu’une part de la compréhension que je possède. A. prend très vite l’ascendant sur moi. Il me flatte. Il me parle de bouddhisme et d’éveil. Il m’affirme que j’ai besoin d’un maître spirituel pour me prendre en main. Que pour cela, je dois tout lâcher, faire confiance. Que mon égo doit la mettre en veilleuse. Il me demande si j’ai une fiancée. Je réponds que non. Il a du mal à me croire et me prévient qu’il est hors de question qu’elle prenne plus d’importance que le parcours initiatique que je dois emprunter. Je vais devoir abandonner beaucoup de choses, mais il y a tant à gagner. Rappelez-vous, les rencontres ne sont jamais dues au hasard, surtout en la matière. Bien que souriant et alimentant la conversation avec l’espoir de découvrir des enseignements ou d’accéder à de nouvelles choses, j’ai néanmoins une retenue. Je me méfie. Il sent un potentiel en moi. Un fort potentiel. Il me demande mon prénom. Stephan. Le couronné. Il connait la signification. Il me sort alors trois traits de caractère lié à mon prénom, des traits qui sont inscrits sur le fameux site de signification des prénoms, avec une mise en scène tragique, comme si il ressentait tout cela. Mais je connais le site, j’ai moi-même utilisé cette technique pour impressionner les gens sur la puissance des prénoms et sur la destinée. Lorsque j’ai compris que me servir de cet outil pouvait me faire passer pour un manipulateur, j’ai cessé. Au final, cela s’avère contre-productif. Mais dans le contexte de la ZAD, avec de jeunes gens en perte de repère, ce genre de « show » peut avoir un certain impact. Je dois lui reconnaître une bonne mémoire pour avoir retenu signification et traits de caractère liés à chaque prénom. Ce moment me fait clairement basculer dans la méfiance, et cela doit se sentir même si j’essaie de ne pas le faire paraître. Il est évidemment question de chakras, d’énergie. J’ai bien compris qu’il a de profondes connaissances sur le sujet mais son attitude a changé. Il décide alors de me tester. Il me met la main sur le front et me demande d’appuyer. Il relâche brutalement la pression et mon front vient percuter sa main. Le choc résonne dans ma tête. Hey! Il me remet en confiance et remet sa main. Il recommence. Cette fois, je hausse la voix. Je n’aime pas du tout son petit jeu. Je suis bien conscient qu’il est en train de jouer avec mon chakra frontal, et je sais qu’avec des pratiques de concentration, on peut emmagasiner de l’énergie dans ses mains. Il veut recommencer encore une fois. C’est un non catégorique. Il m’apparaît alors très antipathique et la tension est montée d’un coup entre nous. Il se tourne alors vers une amie et recommence son petit numéro de flatterie et de prénom. Quelques minutes tout au plus. Il sort alors un cahier. Il nous demande nos noms. Stephan Pain. Penché sur son cahier, il réfléchit à toute vitesse et décrypte mon nom tout haut. Il commence à réaliser. Il range son cahier et disparaît.
Sur la ZAD, sans botte, tu es foutu. Tout le monde était bien prévenu avant de venir. Nous sommes en zone humide, il y a donc en permanence et en tout lieu, une dizaine de centimètres d’eau en surface. Parfois plus. Les CRS tiennent le carrefour. Nous passons dans le champ à coté pour nous rendre de l’autre coté du barrage. Cela n’a aucun sens, mais c’est ainsi. Eux-mêmes ne savent certainement pas pourquoi ils doivent agir de la sorte. Le dialogue est loin d’être aisé, voire impossible parfois. Surtout quand la nuit est tombé depuis longtemps. Il y a dans les champs des cadavres de grenades lacrymogènes disséminés. Infestés pourrait-on dire. Encore un mini désastre écologique. Le festival n’est pas accueilli par les zadistes unanimement. Pour les radicaux, il va amener beaucoup trop d’intrus sur le site qui a déjà tant souffert. Des panneaux avertissent les visiteurs. Nous entrons dans la chât-teigne. Ici, il vaut mieux connaitre du monde sous peine d’être regardé de travers. Une ligne de tracteurs enchaînés protègent les baraquements. La vie est très bien organisée malgré la boue. L’humidité est réellement une souffrance. C’est non sans plaisir que je rejoins mes amis dans le bar. Entre quatre murs, il fait bien meilleur. Il y a des bancs de bois et des tables. Tout est gratuit. Il y a un tronc pour participer, ou bien on peut apporter de la nourriture. Je perçois vite la paranoïa ambiante. Il est question d’une action prochaine dans la ville de Nantes, mais la « barmaid » s’interrompt sur le sujet en me jetant un regard de coin. Si les actions sont positives, intelligentes et fédératrices, il n’y a pas de raison que des oreilles « ennemis » puissent entendre les projets à venir. Au contraire. Je n’aime pas trop ce culte du secret. Le meilleur moyen de combattre les infiltrés sera toujours de les faire adhérer à votre cause. De toutes les manières, les vrais infiltrés ne sont plus depuis bien longtemps regardés de travers. Ils sont intégrés. Ils ont su adopter un comportement ou mener des actions propres à endormir la confiance des activistes. J’aurais bien envie de lui expliquer tout cela, mais à quoi bon? A-t-elle seulement envie d’entendre cette vérité? Le véritable ennemi ici, c’est le manque de sommeil. Et puis on fait la fête. Être libertaire a un prix. Je fais une tentative pour parler de mes sujets d’intérêt, de mon combat, de ma philosophie. Méfiance. Je remballe ma marchandise. La couleur politique ambiante n’est pas très variée. Mieux vaut ne pas se mettre trop en porte à faux. Les cheveux longs et l’air gentil, ça aide heureusement. En réalité, nous sommes sur la place centrale d’un petit village. Une société en réduction. Une société qui se veut idéale, un modèle pour celle de l’extérieur. Avec ses propres problèmes, et pas des moindres. Malgré le principe d’égalité, il est assez facile de cerner des individualités qui se mettent spontanément en avant, ne serait-ce que par la prise de parole. Les ordres sont donnés. Je ne veux pas être trop rude vis-à-vis d’eux, je ne suis pas resté assez longtemps pour tout analyser mais il est clair que l’utopie a laissé place à la dure réalité. Il vaut mieux être un courageux travailleur manuel et avoir le gout de la vie en communauté à la rude. Ce n’est pas mon cas, je n’ai donc pas ma place. Il est toutefois possible de ne pas rentrer dans ce cadre en ayant le rôle du penseur et/ou du maitre spirituel. Il y a une technique pour gagner cette place… Toute micro-société reproduit la vraie. Ouvriers, dirigeants et maitres spirituels. Ce constat est fascinant. Il est clair que la ZAD est une zone humide unique. La brume se répandant sur le paysage est un spectacle envoûtant. Des espèces rares. Des arbres immenses. Au milieu de la forêt, des tentes sont dressées, parfois des campements de fortune avec de la récup. Je suis trop vieux pour ces conneries. Je ne sais pas comment ils font pour supporter cette humidité. Je vais d’ailleurs faire rimer avec humilité, car on ne peut que en avoir à ressentir le courage de tous ces coeurs vaillants. La forêt porte les stigmates de la bataille. Des arbres centenaires ont été arraché par des bulldozers. Couchés dans toutes les directions. Les racines s’élèvent vers le ciel telles des silhouettes fantomatiques. La mort plane. Elle rôde, prête à revenir frapper. Si l’on tend l’oreille, les branches ont gardé les bruits des tirs et les cris lancinants. L’amertume prend au tripes.
Le samedi soir, après d’interminables heures d’attentes, Keny Arkana fait son apparition sur scène. Je l’ai découvert quelques temps avant. Ses textes aiguisés, son énergie. Malgré la fatigue, le froid, l’humidité, la pression de la foule dense qui échappe à tout contrôle (il n’y a aucune sécurité) son concert est magique. Tout le monde présent est dans une sorte d’état second. Cela fait parti de ces instants de la vie qui vous marquent pour toujours et dont on ne réalise la portée qu’une fois que tout est retombé. Dans la foule, j’ai perdu mes amis et je suis rentré dans le noir sans trop savoir où j’allais. La ZAD est immense et il n’y a aucun éclairage, aucun repère visuel. La nuit se poursuit autour d’un feu dans un bidon. Cette fois, nous ne dormons pas dans la maison, mais dans le garage. La porte va mettre énormément de temps à se fermer à cause des allers et venues. J’ai froid. Il fait horriblement humide. Je ne vais pas dormir beaucoup. Je ne vais pas beaucoup récupérer de la fatigue de la veille. J’apprends que A. a réussi à se glisser en backstage alors qu’il était bien gardé. Je le sais car moi-même, épuisé et assis sur une chaise dehors, avais fini par devoir m’en aller après la demande polie mais ferme d’un gars de l’équipe. L’audace paie toujours à court terme. A. s’était entretenu avec Keny quelques instants. Il en était fier.
La journée du lendemain est difficile, j’ai du mal à suivre mes amis et je ne parle pas beaucoup. A coté de la tente du point info je m’assois sur un semblant de banc. Un bidon crachote un timide feu. C’est alors que A. fait son apparition. Comme à son habitude, c’est difficile de l’ignorer. Il est énervé. Il s’en prend alors à moi. « Tu veux pas t’occuper du feu? Tu sers à rien! Bouge-toi! » J’esquisse un sourire, je me dis qu’il plaisante et qu’il va se calmer, je ne suis pas en état de discuter. « Regardez-moi ça, ça a 25 ans et c’est bon à rien, allez, lève-toi et fais quelque chose! Ou bien va t-en! » J’ai bien compris qu’il n’y avait rien à faire. Une fille tente de le calmer sans toutefois prendre ma défense. Il y a pas mal de monde. « Tu as gagné, tu es le plus fort, je m’en vais. » Je ne peux rien faire d’autre que m’éloigner, passablement énervé. J’ai même l’impression que je devrais me justifier.
De retour auprès de notre hôte, j’en viens à parler de l’incident. Il nous révèle alors qu’il n’apprécie guère le personnage. Celui-ci use de son influence sur les jeunes arrivants pour les monter contre les forces de l’ordre. Il exalte leur coté violent. Il fait de nombreux adeptes. Ainsi, tout devenait enfin limpide. Bien qu’ayant bientôt 40 ans, j’en parais aisément 25. Il a tenté son petit numéro avec moi, son petit numéro de maître spirituel. Lorsqu’il a compris à qui il avait réellement affaire et le danger que je représentais pour sa situation, il a fait en sorte de m’attaquer frontalement pour me faire partir. Oui cet homme est une source de violence. Il est clairement un danger pour une communauté. Même certains de ceux qui m’accompagnent et qui entendent comme moi ces propos, lui témoignent de la sympathie et m’invitent à une remise en question de mon attitude. Impressionnant. Fatigués et fuyant la tension qui règne, nous rentrons alors sur Paris. Une dizaine de jours plus tard, je tombais sur un article sur un site internet de sympathisants de la ZAD, où était dénoncé le comportement partial de la justice envers A. qui venait d’être reconnu par le tribunal d’incitation à la violence et condamné.
Toutes les justices sont rendues.